Tuesday, November 28, 2006

Jean-Jacques Rousseau

LES CHARMETTES La maison du bonheur de Rousseau


La nuit évoque le passé, pastel de François Cachoud, 1906.Collection et cliché Musées de Chambéry.
« En marchant, elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et me dit :Voilà de la pervenche encore en fleur ».« A peine les neiges commençaient à fondre,que nous quittâmes notre cachot;et nous fûmes assez tôt aux Charmettes pour y avoir les prémices du rossignol.Dès lors je ne crus plus mourir. »
(Jean-Jacques Rousseau, Confessions, livreVI)


LE VALLON



Les Charmettes
Cliché Mairie de Chambéry







Vallon boisé au sud de Chambéry, fief du marquis de Conzié ami de Rousseau (il y possède une maison et des terres), où se trouvent plusieurs petites exploitations rurales. Madame de Warens et Rousseau y habitent dès 1736 (peut-être 1735) dans la ferme Revil, puis dans la maison de Monsieur Noiret : « Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de M. de Conzié à la porte de Chambéry, mais retirée et solitaire comme si l'on était à cent lieues. Entre deux coteaux assez élevés est un petit vallon nord et sud au fond duquel coule une rigole entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon à mi-côte sont quelques maisons éparses fort agréables pour quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré. Après avoir essayé deux ou trois de ces maisons, nous choisîmes enfin la plus jolie, appartenant à un gentilhomme qui était au service, appelé M. Noiret. La maison était très logeable. Au devant un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous, vis-à-vis un petit bois de châtaigniers, une fontaine à portée, plus haut dans la montagne des prés pour l'entretien du bétail ; enfin tout ce qu'il fallait pour le petit ménage champêtre que nous y voulions établir. Autant que je puis me rappeler les temps et les dates, nous en prîmes possession vers la fin de l'été 1736. J'étais transporté le premier jour que nous y couchâmes. O Maman ! dis-je à cette chère amie en l'embrassant et l'inondant de larmes d'attendrissement et de joie : ce séjour est celui du bonheur et de l'innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l'un avec l'autre, il ne les faut chercher nulle part. ».

UN LIEU DE PELERINAGE
Cette maison devient dès la Révolution, à l'époque romantique et jusqu'à nos jours un lieu de pèlerinage : Georges Sand, Lamartine, Stendhal, de très nombreuses personnalités du monde des arts, des lettres et de la politique viennent rendre hommage à Rousseau. Classée monument historique en 1905, la maison des Charmettes est ouverte au public toute l'année, elle reçoit des visiteurs du monde entier, le site naturel est protégé. L'entrée est libre et gratuite pour tous.






Les CharmettesDessin et lithographie de Deroy, Charnaux, Place du Bel-air, vers 1850.Collection et cliché Musées de Chambéry.

« Tout cela a pour les poètes, pour les philosophes et pour les amants un attrait caché mais profond. On ne s'en rend pas raison, même en y cédant. Pour les poètes, c'est la première page de cette âme qui fut un poème, pour les philosophes, c'est le berceau d'une révolution, pour les amants, c'est le nid d'un premier amour» Alphonse de Lamartine, Raphaël, 1849




La grille des Charmettes
Cliché Musées de Chambéry








LA SIMPLICITE DU BONHEUR
Les Charmettes sont avant tout une période de bonheur : « Ici commence le court bonheur de ma vie ; ici viennent les paisibles mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que j'ai vécu. Moments précieux et si regrettés, ah recommencez pour moi votre aimable cours ; coulez plus lentement dans mon souvenir s'il est possible, que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple ; pour redire toujours les mêmes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant que je ne m'ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse ? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon : mais comment dire ce qui n'était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment même. Je me levais avec le soleil, et j'étais heureux ; je me promenais et j'étais heureux, je voyais Maman et j'étais heureux, je la quittais et j'étais heureux, je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'étais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout ; il n'était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant. » (Confessions, livre VI).

C'est cependant loin d'être une idylle sentimentale, dans ses lettres écrites de Montpellier, où il part de septembre 1737 à février 1738, Rousseau se plaint de ne pas recevoir de nouvelles de Madame de Warens et à son retour il trouve sa « place prise » par Wintzenried. A partir de 1739, il ne voit plus beaucoup Madame de Warens aux Charmettes, il lit, écrit, le plus souvent seul ; après l'interruption de son séjour à Lyon d'avril 1740 à avril 1741, il revient aux Charmettes en mai 1741, il ne les quitte définitivement qu'en juillet 1742, lorsqu'il part pour Paris.




La maison et le jardin sous la neige
Cliché Musées de Chambéry.

« Nous avons vu lever le soleil à la Saint-Jean;nous l'allons voir aussi lever à Noëlou quelque autre beau jour d'hiver;car on sait que nous ne sommes pas paresseux,et que nous nous faisons un jeu de braver le froid. »
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l'éducation.
LA CAMPAGNE ET LA NATURE



Les Charmettes.Lithographie J. Perrin, dessin de J. Werner,La Savoie historique et pittoresque, 1854.Collection et cliché Musées de Chambéry.
« J'avais désiré la campagne, je l'avais obtenue;je ne pouvais souffrir l'assujettissement, j'étais parfaitement libre,et mieux que libre, car assujetti par mes seuls attachements,je ne faisais que ce que je voulais faire.Tout mon temps était rempli par des soins affectueux ou par des occupationschampêtres.» Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, 10e promenade.

La petite exploitation des Charmettes n'est pas riche : le bail de juillet 1738 comptabilise « deux bœufs et des vaches, dix brebis ou moutons, sept poules et un coq », « une charrue, une herse, et un berroton, le tout fort usé et presque hors service », les cultures citées sont le froment, le seigle, l'orge, les fèves, le blé noir. Madame de Warens sert aussi des « tartiffles » (pommes de terre) à ses domestiques, on cultive aussi aux Charmettes le « blé de Turquie » (maïs), introduits nouvellement en Savoie.



La salle à manger
Cliché Musées de Chambéry












Madame de Warens cultive aussi des plantes médicinales.Le jardin, bordé de buis
Cliché Musées de Chambéry










La chambre de Rousseau, le secrétaire
Cliché Musées de Chambéry














Rousseau élève des pigeons et des abeilles, il est souvent malade, mais comme tous les autodidactes, il a une incroyable soif de découvertes, il étudie la musique, la géométrie, l'histoire (on a conservé de lui une Chronologie universelle qui date de cette époque), la géographie, l'astronomie (il fait des observations à la lunette dans le jardin), la physique, la chimie (un accident lors d'une expérience le conduit à rédiger son testament). Avec l'argent de son héritage, il s'achète des livres, dans sa commande au libraire Barillot, on trouve des romans (Marivaux, l'abbé Prévost), mais aussi des ouvrages de mathématiques, le Dictionnaire de Bayle, il pioche abondamment dans la bibliothèque de son ami Conzié et dans celle des jésuites de Chambéry, il lit les écrits de Port-Royal et devient « demi-janséniste ». C'est alors qu'il constitue son « magasin d'idées » et fait mûrir sa pensée : « Je me dis: Commençons par me faire un magasin d'idées, vraies ou fausses, mais nettes, en attendant que ma tête en soit assez fournie pour pouvoir les comparer et choisir. Cette méthode n'est pas sans inconvénient, je le sais; mais elle m'a réussi dans l'objet de m'instruire. Au bout de quelques années à ne penser exactement que d'après autrui, sans réfléchir pour ainsi dire, et presque sans raisonner, je me suis trouvé un assez grand fonds d'acquis pour me suffire à moi-même et penser sans le secours d'autrui» (Confessions, livre VI).



La maison vue depuis le pré.
Cliché Musées de Chambéry












La plaque posée sur la façade en 1792 par Hérault de Séchelles Cliché Musées de Chambéry




Rousseau compose aux Charmettes ses premiers essais, il écrit des poèmes qu'il rassemblera sous le titre La Muse allobroge ou les œuvres du petit poucet, et notamment Le Verger de Madame de Warens, ainsi que l'Epitre à Parisot. Il compose aussi des pièces de théâtre Iphis et Narcisse, un opéra La Découverte du nouveau monde. Il traite même de sujet scientifiques Si le Monde que nous habitons est une sphère, publié dans le Mercure de France de septembre 1738, il prépare aussi son projet de notation musicale chiffrée, « méthode qu'il avait forgée aux Charmettes » d'après Conzié. Il part pour Paris son projet en poche pensant faire fortune en le présentant à l'Académie des sciences, hélas sans succès.



Le salon de musique
Cliché Musées de Chambéry












Dessus de porte du salon de musique
Cliché Musées de Chambéry
« Au dessus des portes, ornements chinoispeints sur papier et toiles tendues.Je les crois réellement chinois, très vifs de couleur »
George Sand, Album de dessins, juin 1861, aux Charmettes

LE BERCEAU DU ROMANTISME


La maison dans les arbres, le magnolia
Cliché Musées de Chambéry
« Rousseau n'est pas à l'égard du romantisme un précurseur. Il est le romantisme intégral... Rien dans le romantisme qui ne soit du Rousseau. Rien dans Rousseau qui ne soit romantique. »
Pierre Lasserre, Le romantisme français, 1907.




Episode capital, les Charmettes sont en quelque sorte l'apogée des Confessions, au centre de l'ouvrage. Il est significatif que les dernières lignes que Rousseau a écrites avant de mourir en 1778 soient aussi dédiées à Madame de Warens et aux Charmettes dans la Dixième promenade des Rêveries du promeneur solitaire : «Aidé de ses leçons et de son exemple, je sus donner à mon âme encore simple et neuve la forme qui lui convenait davantage et qu'elle a gardé toujours. Le goût de la solitude et de la contemplation naquit dans mon cœur avec les sentiments expansifs et tendres fait pour être son aliment. Le tumulte et le bruit les resserrent et les étouffent, le calme et la paix les raniment et les exaltent. J'avais besoin de me recueillir pour aimer. Une maison isolée au penchant d'un vallon fut notre asile, et c'est là que dans l'espace de quatre ou cinq ans j'ai joui d'un siècle de vie.»



La chambre de Mme de Warens
Cliché Musées de Chambéry





Période de formation et de bonheur, les Charmettes ont permis à Rousseau de devenir lui-même : « Durant ce petit nombre d'années, aimé d'une femme pleine de complaisance et de douceur, je fis ce que je voulais faire, je fus ce que je voulais être».